Du « Produit intérieur brut » à l’« Indice de développement humain »

Dans son livre Repenser le développement – Messages d’Asie (2009), notre regretté Gilbert Étienne écrit ceci au début de son introduction : « Les débats sur le développement et la coopération internationale commencent avec le célèbre point IV du Président Truman dans son discours du 20 janvier 1949, lorsqu’il propose d’aider les pays sous-développés à sortir de la pauvreté. Soixante ans plus tard, que dire des chemins parcourus en Amérique latine, en Afrique, en Asie ? Pour les uns, c’est l’échec. Selon eux, seule une aide extérieure massive pourrait sauver ces milliards d’âmes qui survivent très mal. Pour d’autres, dont nous sommes, c’est un constat en demi-teintes, fait de succès et de déboires. Un bilan d’étape qui permet de tracer quelques lignes directrices susceptibles d’accélérer le recul de la pauvreté et d’assurer un développement durable ».

 

On sait que depuis plus de 70 ans, soit dès les années 50, nos pays fortunés ont dépensé des centaines de milliards sans pour autant avoir réussi à sortir les pays les plus défavorisés de leur pauvreté. Chacun connaît, plus ou moins bien, la notion de « Produit intérieur brut » (PIB, Gross national income, GNI, en anglais), un indice qui donne quantitativement l’état de prospérité d’un pays. Pour faire des comparaisons et éviter de mettre en balance un petit pays riche avec un grand pays pauvre, on le présente généralement en dollars de parité de pouvoir d’achat (PPA, purchasing power parity, PPP, en anglais) par habitant (soit le PIB(PPA) par habitant, GNI(PPP) per capita, en anglais), donné en USD/cap. On a ainsi, en 2018, pour le Qatar 130’000 USD/cap (1er rang), la Suisse 65’000 (10e rang), la Chine 18’000 (72e rang), l’Inde 6’400 (127e rang), le Népal 4’000 (151e rang) et Haïti 1’800 (172e rang). Ces chiffres très (trop !) bruts non seulement concrétisent le niveau d’activité économique, le progrès social et la performance économique du pays, mais recèlent aussi la notion de bien-être, de ses citoyens, celui-ci allant, naturellement, bien au-delà de son seul aspect matériel et financer.

 

C’est pourquoi, il a été proposé un autre indice, également donné par un chiffre, mais sans unité monétaire, qui est compris entre 0 et 1 : c’est l’« Indice de développement humain » (IDH, Human development index, HDI, en anglais). On doit son invention dans les années 90 au Prix Nobel d’économie (1998) indien, Amartya Kumar Sen (né en 1933 au Bengale occidental), spécialiste de philosophie politique et d’histoire de la pensée économique. C’est lui qui a développé la théorie du « choix social » qu’il a appliquée aux conditions du bien-être social. Dans son essai de 1981, Pauvreté et famines, il met en évidence l’injustice des systèmes de répartition de la nourriture.

 

Sa contribution majeure à l’économie du développement a été celle d’indicateurs sociaux qu’il a permis de concrétiser par le concept de « capacités » (capabilities, en anglais) qui sont bien plus que des potentialités physiques ou psychiques, ce sont les « libertés substantielles » des personnes : les citoyens d’un pays ne doivent pas seulement avoir l’assurance d’un traitement égal, mais doivent pouvoir disposer de possibilités égales de se nourrir, de se déplacer, de se former, de poser des actes citoyens ; ce qui implique le droit à des services de santé et à l’éducation, pour pouvoir vivre sainement et pour pouvoir, entre autres, exercer leur droit de vote en toute connaissance de cause ; et on sait qu’on en est loin, même dans nos pays riches !

 

En 1990, le « Programme des Nations Unies pour le Développement » (PNUD) a chargé Amartya Kumar Sen de corédiger avec l’économiste pakistanais, Mahbub ul Haq (1934-1998), le premier Rapport sur le développement humain ; on peut y lire ceci : « … Les personnes sont la richesse véritable d’un pays … L’objectif ultime du développement est de créer un environnement propre à permettre aux personnes de bénéficier d’une longue espérance de vie, avec une bonne santé, le tout favorisant leur créativité. Cela pourrait apparaître comme une vérité qui va de soi, mais qu’on oublie trop souvent pour ne s’occuper, dans l’immédiat, que de cumuler et additionner des biens et des richesses … ». Ainsi le PIB ne répond qu’à ce tout dernier aspect quantitatif.

 

Au long des années, et au fur et à mesure des nombreux rapports successifs, s’est développé dès 2010 un nouvel « Indice de développement humain ajusté selon les inégalités » (IDHI) qui contient plusieurs indicateurs agrégés caractérisant l’espérance de vie (longévité), le degré d’éducation (durée de la scolarité effective et attendue) et le revenu par habitant (à partir du PIB indiqué au début). L’IDH mentionné ci-dessus est en quelque sorte la valeur maximale que pourrait prendre l’IDHI, une fois toutes les inégalités abolies. La Suisse avait un IDHI = 0,871 et un IDH = 0,944 en 2018, et même 0,889 et 0,955 en 2019 (4e et 3e rang) ; la Chine 0,643 et 0,752 (62e rang), l’Inde 0,468 et 0,640 (101e rang), le Népal 0,427 et 0,574 (111e rang), Haïti 0,304 et 0,498 (138e rang). On observe que, pour chaque pays, plus l’écart entre les deux chiffres est grand, plus il existe encore d’inégalités à combler.

 

Comme l’écrit le jeune centenaire Edgar Morin, dans son tout dernier livre Leçons d’un siècle de vie (paru en juin 2021) : « C’est une des tâches essentielles d’une politique humaniste : créer les conditions qui donnent la possibilité non seulement de survivre, mais aussi de vivre ». Cela démontre l’importance du facteur humain pour rendre l’aide humanitaire vraiment efficace.

 

Christophe de Reyff, Fribourg

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